La baisse intentionnelle de l’utilisation du dollar à l’international ronge lentement les États-Unis. Ce phénomène, que l’on appelle « dédollarisation », revient progressivement sur le devant de la scène, dans un contexte de scission particulièrement marquée entre les Occidentaux et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Les récentes sanctions infligées à la Russie, gelant près de 300 milliards de dollars de réserves, marquent une fois de plus l’utilisation du billet vert comme une arme économique. Alors que les Occidentaux envisagent désormais d’utiliser ces fonds gelés pour la reconstruction de l’Ukraine, cette prochaine étape requiert de la prudence. En effet, si le gel constitue une privation temporaire, son utilisation signifie une confiscation définitive. L’enjeu est crucial, car il est question du droit de propriété, concept essentiel pour une monnaie afin d’inspirer confiance auprès des acteurs économiques et assouvir son pouvoir. Par ailleurs, notons que le terme de monnaie « fiduciaire » provient du latin fiducia, qui signifie confiance. Ainsi, son utilisation comme arme économique, capable d’appauvrir soudainement une cible et l’isolant financièrement, va à l’encontre de cet objectif. En avril dernier, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a admis que les sanctions représentaient un risque pour l’hégémonie du dollar.
Le phénomène de dédollarisation est tout d’abord observable avec l’émergence d’accords visant à régler les échanges commerciaux en monnaies locales. À titre d’exemple, les relations sino-russes se renforcent depuis 2014 (après l’annexion de la Crimée), entraînant une augmentation des échanges en euro, rouble ou yuan. En 2022, 16 % des exportations russes ont été réglées en yuan, contre moins de 1 % en début d’année. L’Inde a également cessé d’utiliser le dollar pour ses importations de pétrole en provenance de Russie, brisant ainsi le concept du pétrodollar. Cependant, il convient de nuancer cet argument, car près de 40 % des paiements internationaux sont encore effectués en dollar, alors que dans le même temps les États-Unis représentent « seulement » 10 % du commerce international et 15 % du PIB mondial.
Bien que la monnaie américaine reste la principale devise de réserve, les banques centrales réduisent peu à peu leur dépendance au billet vert, que ce soit au niveau des dépôts bancaires ou des obligations d’État, privilégiant plus de diversification. En juin 2022, le dollar représentait moins de 60 % des réserves officielles, proportion la plus faible de ces vingt dernières années. Cette tendance est notamment portée par la BPC (banque centrale chinoise), qui réduit également sa position en bons du Trésor américain. Cette dernière s’élevait à environ 870 milliards de dollars en décembre 2022, soit son plus faible niveau depuis 12 ans.
Autre point d’attention : la détention d’or par les banques centrales. Après avoir été globalement vendeuses pendant les deux décennies précédant 2010, la tendance s’est depuis inversée pour atteindre un pic d’achat en 2022, notamment en raison de son utilité comme couverture contre les sanctions américaines. À ce propos, la Chine et la Russie sont les plus gros importateurs d’or depuis 20 ans. Les réserves officielles de la BPC s’élèvent à plus de 2 000 tonnes d’or, mais certains analystes estiment qu’elles sont deux fois plus importantes. À titre de comparaison, les États-Unis détiennent plus de 8 000 tonnes.
Enfin, on observe une émergence de projets de monnaie commune. Le président brésilien Lula a appelé les BRICS à créer une monnaie alternative pour les échanges commerciaux. Cette question suscite un intérêt croissant, d’autant plus que de nombreux pays souhaitent rejoindre le club des cinq, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte, ou encore l’Iran.
Face à ce changement de paradigme, le yuan peut-il détrôner le roi dollar ? Difficile à dire, car bien que la Chine vise à devenir la première puissance mondiale d’ici 2049, tant que la valeur du yuan sera contrôlée par la BPC (s’opposant à une monnaie flottante régulée par l’offre et la demande), sa crédibilité à l’international sera mise à mal. Même si le dollar perd de son éclat, il reste pour le moment la monnaie dominante, n’en déplaise à ses détracteurs. Finalement, pour reprendre les mots du secrétaire au trésor de Richard Nixon : « le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ».